Ann-Caroline Prazan : « Les Guerlain étaient avant-gardistes »

Directrice artistique de la maison Guerlain du 68, Champs-Élysées, Ann-Caroline Prazan inspire les collaborations artistiques et la programmation de la prestigieuse adresse. Où il est question de la passion des Guerlain pour la création, d’une artiste du XIXe lesbienne, d’un voyage sur le France et de femmes fortes, sensibles et fragiles.

Raphaël Turcat

Ann-Caroline Prazan, Guerlain et les artistes féminines, c’est une longue histoire ?

Oui, c’est une très longue histoire avec la marque mais aussi avec les Guerlain eux-mêmes qui étaient assez avant-gardistes. Ils ont par exemple collectionné les impressionnistes bien avant que ceux-ci ne deviennent à la mode ; si on peut utiliser ce terme. Et puis ils fonctionnaient aussi au coup de cœur. C’est le cas avec Louise Abbéma, qui a travaillé pour les boutiques avec des grandes toiles et des plafonds peints. Louise Abbéma, c’est une féministe incroyable, lesbienne, qui était la compagne de Sarah Bernhardt dont elle a réalisé quelques portraits. Elle a participé à l’Exposition universelle de 1893 où elle faisait partie du groupe exposé dans le Woman’s Building. Ça ne gênait aucunement les Guerlain, même si on était dans une époque assez guindée.

L’exposition actuelle « Femmes en regard » couvre une très large palette de photographes : d’Alice Springs, née en 1923, à Charlotte Abramow, née en 1993, de la photographie artistique (Sarah Moon, Carolle Bénitah) au reportage de guerre (Christine Spengler). Pourquoi un tel éclectisme ?

Ce n’est pas éclectique. Ou alors, si ça l’est, c’est que cela nous permet de montrer toutes les facettes des femmes : il n’y a pas que la femme forte ; la femme séductrice ; la femme fragile ; mais toutes ces femmes en même temps. C’est ce qui nous a guidés avec Jean-Luc Monterosso, le co-commissaire de l’exposition. Valérie Belin parle de métamorphose, Charlotte Abramow, d’intimité, Sabine Weiss, de jeunesse. Il y a aussi une photo de Françoise Huguier qui montre une jeune Coréenne fan de K-pop : comme beaucoup de très jeunes filles en Corée, le « modèle » a fait appel à la chirurgie esthétique pour se faire agrandir les paupières, c’est d’une fraîcheur étonnante. Et puis, pour être vraiment en accord avec la maison Guerlain, nous avons voulu mettre l’accent sur des photos plus artistiques. C’est le cas avec les collages de Delphine Diallo ou de Christine Spengler et, bien sûr, de Sarah Moon : sa photo n’en est plus une, c’est presque une peinture. Avec Jean-Luc Monterosso, nous nous sommes posés la question : « Un homme aurait-il pu faire cela ? » La réponse est bien sûr non.

Dans les années 1930, Lyse Darcy met son talent au service de Guerlain avec des affiches très poétiques. Quel était le but recherché ? La photo était-elle bannie pour vanter les qualités des produits de beauté ?

Non, la photo n’était pas bannie mais s’est généralisée pour Guerlain dans les années 1950 via les États-Unis, où la marque se développait, et les partenariats avec le magazine Vogue, notamment pour la campagne Shalimar. La France va ensuite emboîter le pas avec plus de photos que d’illustrations. Ce qui est sûr, c’est que les Guerlain avaient une confiance aveugle envers les artistes qu’ils choisissaient. Ils leur laissaient carte blanche, se contentant de leur donner le nom du produit à mettre en image. C’est le cas avec Lyse Darcy, qui apporte un supplément d’âme et beaucoup de grâce avec ses illustrations. Quand ils demandaient à Jean-Michel Frank, qui n’est pas encore le grand décorateur de la période Art déco que nous connaissons aujourd’hui, d’intervenir sur les boutiques de la maison, la démarche était la même. Les Guerlain savaient que de la liberté naîtrait la beauté.

Françoise Estachy était une illustratrice pour enfants. Qui a eu l’idée de la faire travailler pour Guerlain ? Et quel était le deal ?

Le choix des artistes était réservé à la famille Guerlain, qui connaissait l’air du temps, qui savait humer les tendances. Françoise Estachy est effectivement une illustratrice pour enfants qui travaillait également dans l’illustration de mode. C’est sans doute comme ça qu’ils l’ont connue. Mais, et c’est une supposition de ma part, je pense que l’élément déclencheur est venu sur le France. En effet, quand ils se rendaient aux États-Unis, les Guerlain empruntaient ce paquebot ; notamment en 1926 ou 1927, un ou deux ans après la création de Shalimar. Pendant la traversée sur le bateau, dont l’un des salons était orné d’une grande toile de Françoise Estachy, madame Guerlain portait Shalimar et toutes les femmes à bord ont aimé ce parfum à la folie, annonçant le futur succès outre-Atlantique. Je suis sûre que cette histoire a beaucoup fait dans le choix de Françoise Estachy. Quant au deal financier entre l’artiste et la maison, je n’en ai aucune idée.

Entre les années 1950 et le début du XXIe siècle, y a-t-il eu des collaborations entre la maison Guerlain et les artistes ?

Il s’agit plus d’illustrateurs comme Cassandre en 1952 pour Shalimar ou Pierre Ino en 1960, dans un registre surréaliste, pour tous les parfums. Quant aux photographes, ils sont nombreux et réputés : Annie Leibovitz pour une campagne Shalimar ; Helmut Newton pour Shalimar aussi ; Peter Lindbergh pour Champs-Élysées ; Paolo Roversi pour Shalimar et du maquillage…

Depuis 2005, Guerlain participe régulièrement à la FIAC. Pourquoi ce rapprochement avec l’art contemporain ?

À cette date, Jennifer Flay et Martin Bethenod prennent en main le destin de la FIAC, qui revient au Grand Palais après plusieurs années d’exil porte de Versailles. Pour moi, ça a été comme une évidence, cette grande foire à quelques centaines de mètres de la boutique des Champs-Élysées, là où a été créé Shalimar. Nous choisissons donc un thème chaque année ; nous montons un site proche de la foire avec des artistes peu connus ou déjà installés afin de montrer leur travail et d’envisager de futures collaborations. Guerlain doit garder un œil – et même les deux – sur la création contemporaine. C’est dans son ADN : la culture du beau est notre signature.

Les grandes marques sont-elles les mécènes du XXIe siècle, comme les grandes familles le furent à la Renaissance ?

J’adorerais, mais la réalité m’oblige à répondre par la négative. Guerlain fait partie du groupe LVMH qui, lui, a un rôle de grand mécène, notamment avec la Fondation Louis Vuitton. Guerlain a une démarche plus modeste : nous voulons aider les artistes et les artisans d’art ; nous leur offrons les moyens de s’exprimer ; une certaine visibilité ; mais parler de mécénat comme à la Renaissance, non. Valoriser, transmettre, continuer l’histoire que Guerlain a depuis toujours entretenue avec les artistes, c’est ça notre mission.

Lire aussi : Comment LVMH se mobilise pour l’environnement

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