Livres : le mille-feuille du mois

Une petite sélection qui vous aidera à bien choisir votre livre de chevet.

Sophie Coste

Narration du mal

Les livres de Philippe Claudel sont toujours des gifles littéraires. On se prend de plein fouet les réflexions de l’auteur sur notre époque et ses déviances. Philippe Claudel ne décortique comme personne les vices de notre société. Ses visions sont toujours âpres et justes. Je suis toujours scotchée par son cynisme à la limite de la cruauté. Philippe Claudel n’épargne en rien les travers de la nature humaine, il l’explore dans sa laideur la plus crue, s’interroge sur notre propension à faire le mal et notre capacité à en repousser les frontières.

Philippe Claudel donne le ton de ce roman avec une phrase de Thomas Bernhardt : « L’Allemagne a une haleine de gouffre. » Une formule monstrueuse qui s’avère dans ce récit décomposé où les personnages vont et viennent, comme dans une ronde que même la mort ne peut interrompre. Un soldat croit trouver refuge et trouve la fin. Un homme âgé ressasse un passé qui n’en finit pas, et l’on apprend qu’il est le père de Viktor. Qui est Viktor ? Un soldat ou un salaud, ou les deux ? Une fille mal dégrossie, cruelle, maltraite le pensionnaire d’un hospice, mais qui est le plus cruel d’entre eux, puisque l’homme si paisible chantonne à son heure des marches nazies… Voici quelques histoires que nous conte l’auteur dans un style au scalpel formidable et inégalé.

Fantaisie allemande de Philippe Claudel, Stock, 18 €.

Vérité littéraire

Un livre qui a beaucoup fait jaser dans le milieu germanopratin. Ce n’est pas sans rappeler l’histoire malheureuse de Yann Moix avec Orléans. Le récit de souvenirs d’enfance durs et marquants suivi de réactions indignées de la famille en question. Une histoire de violences éducatives ordinaires… La vérité de Raphaël Enthoven dérange sa famille. Une famille bien connue de l’intelligentsia parisienne. Son père, Jean-Paul Enthoven, son beau-père Isi Beller, sa mère, son ex-femme, Justine Levy, fille de BHL, une scène assez hilarante où l’on reconnaît Arielle Dombasle… Raphaël préfère une vérité qui dérange à une illusion qui réconforte. C’est la révolte d’un enfant. Une révolte à la Camus. Par amour de la vie et non par la haine de l’autre.

Alors de claque en claque, par le beau-père surtout, devant une mère passive et complice, le vilain petit canard Raphaël se transforme en cygne un jour de départ en classe de neige. Il observe son reflet dans la vitre du train et se trouve beau. De là, il nous narre ses succès avec les femmes puis sa rencontre avec Béatrice dans le livre, Carla Bruni dans la vraie vie, qu’il considère comme son âme sœur. Ce livre est un chef d’œuvre du genre haine de la famille, comme Vipère au poing d’Hervé Bazin, Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline ou encore Orléans de Yann Moix. Il s’agit bien ici de littérature, à ne pas lire comme un Voici, mais comme un grand livre.

Le Temps gagné de Raphaël Enthoven, Les Éditions de l’Observatoire, 21 €.

Ceci n’est pas du yoga

Si vous n’aimiez pas les récits d’Emmanuel Carrère, il y a fort à parier que vous changerez d’avis avec ce livre. Il y a là sa vérité toute nue qui nous renvoie immanquablement à la nôtre. Emmanuel Carrère suscite l’empathie que l’on apprécie ses écrits ou pas. Le point de départ c’est le yoga. Sauf qu’il ne s’agit pas de ça. Il s’agit d’un homme qui nous livre les circonvolutions de son esprit et de sa conscience. Emmanuel Carrère évoque sa vie sexuelle. Le terme de son ménage avec sa femme, la fin d’une intense relation avec sa maîtresse. Il s’interroge et nous interroge sur notre époque. Le terrorisme, les attentats, l’assassinat de son ami Bernard Maris de Charlie Hebdo.

On y retrouve l’autodérision qui le caractérise, on sourit beaucoup malgré la noirceur des situations. Emmanuel Carrère nous emmène avec lui, au plus près de sa souffrance, dans sa dépression et sa bipolarité. Nous lui tenons la main dans les couloirs de l’hôpital Sainte-Anne, au gré des traitements de cheval (kétamine) et électrochocs. C’est certes dru, mais jamais vain. Le narcissisme y est assumé. Ici, l’exercice de l’écriture est une lutte pour ne pas mourir. Ça sent le prix littéraire à plein nez.

Yoga, Emmanuel Carrère, P.O.L, 22 €.

(Agri)culture

Ce roman est un véritable tour de force. En 400 pages, l’auteur nous donne à voir trente années de transformations sociales et politiques en France. Un décryptage d’un grand intérêt où se mêlent histoires personnelles et sociétales. Nous suivons Alexandre, un agriculteur du Lot, éleveur de bovins, ainsi que sa famille. L’histoire débute en 1976, année de la grande canicule. Dès les premières pages, Serge Joncour nous cueille en faisant naître une tension qu’il maîtrise jusqu’au dénouement.

Ce livre retrace avec intelligence et justesse des années d’une agriculture malmenée par la mondialisation. Le glas de l’élevage familial écrasé par la culture intensive, l’exode rural, la crise de la vache folle, l’activisme des paysans d’extrême-gauche, la toute-puissance des grandes enseignes de l’alimentation, la désertification des campagnes, les terres gavées de pesticides, et j’en passe…

Le génie de ce livre tient au fait qu’il ne s’agit en aucun cas d’un simple essai sur les sujets évoqués, mais bel et bien d’une grande fresque romanesque avec des personnages attachants, lucides, profonds, amoureux et révoltés. Un livre qui nous oblige à réfléchir sur nos modes de consommation. À mettre entre les mains des ados.

Nature humaine, Serge Joncour, Flammarion, 21 €.

Lire aussi : Les livres qui déconfinent

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