Pour continuer à survoler leur discipline, les grands single malt ne proposent pas qu’une dégustation d’exception. Ils vendent tout autant leurs imaginaires, souvent ancrés dans leurs histoires, fondées ou non
L’un des événements whisky de cette fin d’année chez les cavistes a plus que surpris les amateurs : Lagavulin, célébrissime distillerie de l’île d’Islay (groupe Diageo), fête en 2016 son bicentenaire et propose donc à la planète single malt une édition collector. Sauf que cette nouveauté est un single de… huit ans d’âge ! A priori sidérant à l’heure de la surenchère des vieillissements : depuis quelques années, le monde des whiskys extirpe tout ce qu’il peut des stocks du passé pour répondre à l’explosion de la demande. Les single malt de 30, 40, 50 ou même 60 ans ne sont plus rares ; la maison Aberlour sort d’ailleurs en cette fin 2016 son premier 40 ans d’âge.
LE GOÛT DE 1887
Une provocation pour faire le buzz ? Pas vraiment. Lagavulin entend profiter de son anniversaire pour rendre hommage à un grand personnage historique, Alfred Barnard, ancêtre des journalistes dégustateurs. En 1887, celui-ci est de passage sur Islay, à la découverte des intemporels établissements de l’île. Il déguste un jour un superbe Lagavulin, percutant, brut, tourbé, presque terreux, herbacé au possible, un single dont il écrit alors « qu’à cet âge, [il faut] l’apprécier seul », sans l’assembler avec d’autres. L’âge ? Huit ans, justement, une éternité à l’époque, d’où l’opération anniversaire de 2016. « La distillerie revient à ses racines et propose de partir à la découverte de son histoire », claironnent les responsables de Diageo. Que les inconditionnels de la marque se rassurent : Lagavulin sort également pour cette célébration deux éditions plus calibrées aux canons actuels, un « 16 ans » et un « 25 ans ».
LʼÉPOPÉE
Il n’empêche : comme pour les grands vins, l’historicité d’un domaine, d’une distillerie, son histoire, est devenue un argument de vente phare. Alfred Barnard, qui était aussi historien et écrivain, se serait amusé de voir une perle comme Lagavulin adopter les codes des grands médocs ou bourgognes, qui mettent systématiquement en avant la narration de leur épopée. Faire appel à la notion de « terroir » est plus compliqué pour les grands whiskys, même pour les Écossais et leur écosystème d’îles si particulier. « Assumer son histoire et la mettre en avant est plus facile, explique Salvatore Mannino, grand spécialiste de la Maison du Whisky (Paris), et cela est devenu nécessaire pour légitimer les créations. »
LA SAGA COCASSE
Les dorénavant bien connues distilleries japonaises, Nikka et Yamazaki en tête, en savent quelque chose : elles ont patienté des lustres avant de raconter leur saga, qui a maintenant un siècle. C’est juste après la Première Guerre mondiale que leur grand homme commun, Masataka Taketsuru, est venu en Écosse s’initier aux secrets des subtils single malt, avant de lancer ses compatriotes dans une lente conquête de la qualité. Une saga particulièrement cocasse : ce Taketsuru a d’abord participé à la création de Yamazaki (actuel groupe Suntory), avant de lancer Nikka.
LE PÔLE SUD
Les histoires prennent parfois la forme de véritables aventures scientifiques et humaines… même lorsqu’une distillerie n’existe plus. En 2006, sont découvertes au pôle Sud trois caisses de whisky Mackinlay (distillerie fermée en 1983) prises dans la glace des restes de la cabane de l’explorateur Ernest Shackleton. Une caisse est restituée à l’actuel propriétaire de la marque, le groupe Whyte & Mackay, qui la fait précautionneusement décongeler en laboratoire, avant de charger son maître distillateur, Richard Peterson, d’en créer une réplique la plus exacte possible au niveau gustatif. De l’avis général, le breuvage qui en ressort, Mackinlay Shackleton The Journey, est particulièrement original et peut laisser imaginer à l’amateur qu’il déguste une fidèle copie de single malt centenaire. Cette formidable histoire se double d’un succès commercial, avec une bouteille évidemment présentée entourée de paille, comme celles retrouvées au pôle Sud.
Plus la belle histoire est vendeuse, cocasse, plus cela marche : Ardbeg lance cette année une cuvée Dark Cove supposée nous raconter le passé de « contrebandier » de la première distillerie, au XIXe siècle.
LES DRAKKARS
Parfois, les légendes et histoires narrées ont moins de rapport direct avec la maison qui les intègre dans sa stratégie d’image. Highland Park (groupe Highland Distillers) vient de sortir pour les fêtes le dernier-né de sa nouvelle gamme Warriors Series, créée en l’honneur des origines… vikings de la marque (!). On avait même vu mise sur le marché une bouteille estampillée Leif Eriksson, découvreur supposé de l’Amérique ! Il est vrai que les drakkars ont régné pendant cinq siècles sur les îles Orcades (l’extrême-nord de l’Écosse) et qu’un habitant sur trois de ces îles perdues où se situe Highland Park a du sang viking dans les veines. L’argument fait pourtant un peu sourire. Ce nouveau whisky, au goût sans doute aussi exceptionnel que son prix, se nomme d’ailleurs Ragnvald, comme ce navigateur viking réputé pour les trésors qu’il savait rapporter.
DÉGUSTATION
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le plus PersistantNikka Yoichi |
Le plus « attention à ne pas casser »Johnnie Walker « Willow Pack » |
le plus ÉclatantLaphroaig Lore |
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Le plus « courage, fuyons ! »Dalmore 15 ans |
le plus SombreArdbeg Dark Cove |
Le plus « chasse, pêche, nature et tradition »Aberlour « Malle nomade » |
Le plus RassurantGlen Grant 18 ans |
Le plus « on est quatre, ça fait une chacun »Johnnie Walker coffret « Collection » |