La happiness therapy, nouvel ordre moral ?

Le bonheur au travail est une question récurrente. D’utopie, il est devenu injonction. Serait-il en passe de se muer en une idéologie tyrannique ?

 

Judith Spinoza

Enjeu éthique

Dans le tout nouveau siège de Saint Laurent du VIIe arrondissement, rue de Bellechasse, on a bien fait les choses : les murs de l’ancien ministère des Armées abritent une salle de sport et un snack healthy. De quoi chouchouter les employés et s’accorder à l’injonction du bonheur au travail – et l’un de ses corollaires, la qualité de vie au travail, désignée dans le jargon sous l’acronyme QVT. Car qui dit « salarié heureux » dit « salarié rentable et performant ». Passons le laïus sur l’incompatibilité étymologique entre le bonheur et le travail. D’instrument de torture (tripalium), le travail est devenu un instrument d’émancipation. La vie est un tout, et l’exigence du bonheur, un continuum que certaines entreprises ont pris à bras-le-corps dans leur gouvernance.

La grande rupture, c’est la diffusion en 2014 du documentaire Le Bonheur au travail, film le plus vu de l’histoire de la chaîne allemande Arte, mettant en avant plusieurs exemples d’innovations conduites par des entreprises qui cherchent à allier bien-être des salariés et performance de l’organisation. Depuis, ce terme a pris toute sa dimension dans la sphère publique : « Le bonheur au travail est d’abord un enjeu éthique prenant en compte et favorisant l’épanouissement des femmes et des hommes en revisitant les bases de l’organisation et de la gouvernance », souligne Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bonheur citoyen. « Le bonheur au travail est une vraie tendance de fond. Il fut un temps où on me disait que le développement durable n’intéressait personne et que le digital n’allait rien changer », confirme Catherine Testa sur le Blog RH et Droit Social.

Ainsi, selon une étude réalisée en juin par l’institut ChooseMyCompany pour Les Échos Start, le bonheur au travail serait en bonne voie au sein des entreprises françaises : 65 % des salariés se déclarent heureux et motivés. Dans la foulée, le magazine publiait le classement des « entreprises reines du bonheur au travail ». Accenture Conseil, L’Oréal et Deloitte figurent dans le trio gagnant pour les entreprises de plus de 5 000 salariés, SFAM Assurances, Primordial et OUI.sncf dans celles de 500 à 900. En janvier 2018, dans sa lettre annuelle, c’est Larry Fink, patron de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement au monde, qui exhorte les entreprises à répondre aux « défis sociétaux plus larges » et à se mettre « au service du bien commun ».  « Pour prospérer au fil du temps, toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers, mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. »

 

L’entreprise positive

Il n’y a pas que les entreprises qui planchent sur la question. Du 29 novembre au 1er décembre, la Fabrique Spinoza organisait la troisième édition de l’Université du Bonheur au Travail. « Trois jours de solutions concrètes pour libérer le bonheur dans votre organisation », regroupant des acteurs du secteur privé et public, dont Total, Engie ou la Société Générale. « Pour évoluer vers l’entreprise heureuse », reprend Alexandre Jost, « on doit s’ouvrir à un nouveau modèle d’organisation : celui de l’entreprise positive, dont le management repose sur l’altruisme, la confiance, la bienveillance, la créativité et la coopération. Ce sont des entreprises dans lesquelles les individus jouissent de liberté et d’autonomie ; des entreprises qui disposent d’une vraie vision et qui sont susceptibles de réparer les liens abîmés entre collaborateurs. » Le Baromètre du Bonheur au Travail, réalisé pour le think tank par un institut indépendant en octobre 2017, révèle pourtant une note moyenne de satisfaction professionnelle de 5,3 sur 10. Sur les vingt déterminants du bonheur au travail, aucun n’emporte de réelle satisfaction : la gouvernance, les relations ou l’argent rencontrent un degré d’insatisfaction considérable tandis que la reconnaissance, premier levier d’action, récolte des résultats mitigés.

 

Tu seras heureux, je l’ordonne

Dans les années 2000, on a voulu intégrer cette économie du bonheur, déjà présente dans les discours managériaux, en créant un nouveau métier : les Chief Happiness Officer (CHO) ou Feel Good Manager. Aujourd’hui, environ 200 d’entre eux seraient chargés du bonheur des salariés en France. Pourtant, ils sont plébiscités par seulement 12 % des salariés. « Cette fonction n’est utile que si elle implique un réel pouvoir et des fonctions de RH dans l’entreprise. Or, plus de 60 % des CHO sont des stagiaires  », relève Alexandre Jost. Pour Nicolas Bouzou et Julia de Funès, auteurs de l’ouvrage La Comédie (in)humaine, publié en septembre dernier aux éditions de l’Observatoire, le constat face à l’ensemble de ces outils est amer : « La QVT s’est transformée en dogme, en catéchisme collectif. On devient suspect de ne pas être rayonnant. »

Impossible d’ériger le bonheur au travail en recette : « Le simple fait que certaines entreprises aient dû créer un poste pour “rendre les collaborateurs heureux” en dit long sur les échecs du management traditionnel, mais aussi sur la confusion des concepts qui dérègle la vie professionnelle. Au lieu d’admettre que le bonheur constitue un art de l’indirect qui survient ou pas, en fonction de paramètres qui ne dépendent pas toujours de nous, il est fallacieusement présenté comme un objectif directement atteignable, immédiatement accessible, recettes à l’appui. » Oui au bonheur, non au bonheur imposé ! « Non à l’“happycratie”, oui au bonheur citoyen », résume de son côté Alexandre Jost. Et Nicolas Bouzou et Julia de Funès d’enfoncer le clou en citant Elon Musk, le P-DG de Tesla : « Un manager dur, tyrannique même, pratiquant un management très vertical. À l’opposé des théories de l’entreprise libérée ! Et pourtant, les candidats se pressent pour travailler avec lui. » La raison ? Un « projet clair », partagé avec ses employés, une clef essentielle à la vie en entreprise sur laquelle s’accorde aussi Alexandre Jost. Donner du sens à son travail, c’est peut-être ça, le bonheur…

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