De la terre au pain

Une envie de retour aux sources, de goûts marqués et de pain nutritionnellement équilibré, des artisans passionnés ressuscitent les miches à l’ancienne.

Anne Debbasch

Produit par essence simplet et naturel, le pain est notre quotidien, un plaisir accessible à tous pour lequel, pendant longtemps, on ne s’est pas posé de question. De la farine, de l’eau, du sel, du levain et la messe est dite. Mais à y regarder de plus près, le pain a suivi le même chemin que les autres aliments industriels.

Depuis les années 60, la culture du blé s’intensifie ; la demande et les rendements ne cessent d’augmenter ; la fabrication s’industrialise ; les farines deviennent plus résistantes ; le pain plus blanc ; et le goût se standardise. Les additifs et les mélanges de farines prêtes à l’emploi avec sel et levure incorporés font leur apparition réduisant les temps de fermentation et de pousse à quelques heures ; facilitant le travail du boulanger et permettant de proposer un nombre incalculable de variétés de pains.

Bien heureusement, quelques artisans font subsister le métier en remontant la filière depuis le champ de céréales jusqu’à la miche ; pour garder le « vrai » goût du produit et la richesse nutritionnelle qui va avec. Apollonia Poilâne, en est une des dignes représentantes. Troisième génération de boulangers après son grand-père Pierre et son père Lionel, elle entretient la tradition du grain au pain avec une sélection rigoureuse de blés et de céréales, seigle et maïs, qui composent ses créations.

La tradition des artisans boulangers

« Plutôt que d’utiliser le mot farines de façon générique, parlons du grain et des céréales qui nous nourrissent et qui font nos civilisations. Car ce qui compte, c’est autant la terre sur laquelle sont cultivées les céréales que la façon dont elles sont travaillées dans le respect de la biodiversité des sols ; puis stockées et transformées avant d’arriver au fournil. Et ce n’est pas tant le temps de fermentation qui compte, mais la sélection des céréales ; la qualité du levain et le savoir-faire du boulanger », confie Apollonia Poilâne.

Ici, le levain date de 1932, le blé est transformé en farine sur des meules de pierre pour ne pas échauffer le grain et les cuissons se font au four à bois. « La chaleur très sèche et très douce de ces fours permet de cuire à cœur le pain et d’avoir un bon équilibre entre la cuisson de la croûte et de la mie ; ce qui conditionne aussi la digestibilité. » Il en résulte un goût caractéristique, très reconnaissable et une conservation longue.

Si la Maison Poilâne a su résister à l’industrialisation, Apollonia s’y emploie également avec ce qu’elle appelle la rétro-innovation, une philosophie qui consiste à associer le meilleur du passé au meilleur du présent. Elle introduit la farine de maïs pour le pain et crée une collection de petits biscuits à partir de différentes céréales : sarrasin ; riz ; maïs ; orge pour permettre à ses clients de découvrir la richesse du grain et de son goût ; ouvrant ainsi une nouvelle page de l’histoire de la Maison.

Retour aux sources

Depuis 5 ou 6 ans, une petite poignée de passionnés tente aussi de remettre le travail du pain au goût du jour ; renouant avec la matière première, les paysans cultivateurs et les meuniers. Ces néo-boulangers reviennent aux fondamentaux ; délaissant les mix de farines et se tournant vers des variétés oubliées de blé : petit épeautre ; Khorasan ; barbu du Roussillon ; engrain ; rouge du Bordeaux ; touselles. « Les blés anciens donnent des farines plus fragiles qui demandent à être travaillées par pétrissage lent et court ; pour laisser le réseau glutineux se développer correctement. Être boulanger c’est laisser le temps faire son œuvre ; car nous travaillons avec une pâte vivante », explique Gauthier Denis, formateur boulanger à l’Institut Le Cordon bleu Paris.

Contrairement aux préparations toutes prêtes qui permettent d’avoir du pain cuit en moins d’une heure, le temps conditionne la digestibilité (teneur en gluten) et le goût. Dès lors, chaque artisan donne « son goût » au pain par le choix des céréales ; les assemblages ; le levain et la panification ; sans oublier la cuisson. C’est le cas d’Anthony Courteille, boulangerie SAIN à Paris, qui transforme en 2018 son restaurant en boulangerie ; remettant sur le devant de la scène une démarche 100 % artisanale. « Chaque variété de blé apporte une tenue et un goût particulier à la pâte. Le blé autrichien par exemple a beaucoup de ténacité mais manque d’élasticité. C’est pourquoi je fais mes propres assemblages de farines. »

Un savoir-faire ancestral

Ici, le pétrissage se fait à la main dans des pétrins en bois de hêtre et le levain naturel est élaboré maison ; avec une décoction de foin grillé et de peaux de pommes macérées pour les pains et un levain au lait pour les viennoiseries. « Un pain réalisé avec des farines paysannes bio ; un levain naturel ; un pétrissage lent et une fermentation longue est riche en nutriments et se digère bien. » Le boulanger propose notamment le « Saint Martin », sa miche signature à base de petit épeautre et de farine de châtaigne ; mais aussi une baguette, « La Francis », composée de 100 % de blés anciens et légèrement fumée au foin après cuisson. Son passé de cuisinier lui fait aussi imaginer des pains cuisinés qui varient avec les saisons.

Plus récemment à Garches, l’entrepreneur Emmanuel Trotot rachète la boulangerie de son enfance pour lui redonner une âme avec la volonté, en réaction à la standardisation, d’y réintroduire le savoir-faire ancestral du boulanger et de fait les qualités nutritionnelles du pain. Ainsi, chez Racynes, on retrouve farines bio complètes ou semi-complètes et farines de meule françaises, sélectionnées avec la plus grande rigueur. Le pain est là aussi préparé à partir de levain naturel à l’image du « Racynes », la spécialité de la maison.

Ce retour aux fondamentaux gagne aussi les pâtissiers de renom. Christophe Michalak revient à ses premières amours en ouvrant Kopain, une boulangerie traditionnelle de quartier qui lui ressemble. Loin de la pâtisserie haute couture qui le caractérise, il imagine des créations généreuses à partager, accessibles à tous. Petit épeautre ; farine de châtaigne ; levain maison sur base de miel de forêt ; tous les ingrédients sont réunis pour retrouver le goût des pains rustiques et gourmands.

Garantir la fraîcheur du pain

Là aussi pétrissage lent et temps de fermentation font la différence. « J’avais envie depuis longtemps d’ouvrir une boulangerie, très brute, très rustique pour revenir aux origines. J’adore la rusticité d’un gros pain rond à partager en famille. L’idée est donc de proposer trois grosses miches : la signature ‘le Kopain’, un assemblage de blé, seigle et petit-épeautre, une version aux graines et un pain aux fruits. » Mais le pâtissier ne s’arrête pas là. Il travaille d’autres pâtes boulangères ultragourmandes comme la focaccia ou la fougasse à partager ; qu’il réinvente façon brioche à l’huile d’olive et à la crème extrêmement moelleuse fourrée à la vanille ou au chocolat.

Pour minimiser le gaspillage, tous travaillent à flux tendus ; réalisant plusieurs fournées par jour pour répondre à la demande tout en garantissant la fraîcheur de leurs pains. Chaque soir, les quelques restes sont donnés à des associations. Benoît Castel quant à lui va jusqu’à « recycler » son pain de la veille. Pain blanc et pain du coin sont toastés puis broyés avant d’être réintroduits dans une nouvelle pâte au levain ; donnant naissance au « pain d’hier et de demain », une grosse miche de 850 g à la mie dense et humide.

Décrié pour son gluten, le pain retrouvera-t-il son salut grâce au travail respectueux de la terre des agriculteurs et au savoir-faire des artisans boulangers ? C’est tout ce qu’on espère ! On ne peut que vous recommander de manger de ce pain là sans en laisser une miette !


Adresses

Poilâne 8 rue du Cherche-Midi, 75006 Paris
Le Cordon Bleu 15 quai André Citroën, 75015 Paris
SAIN 13 rue Marie et Louise, 75010 Paris
Racynes 11 bis rue Henri Regnault, 92380 Garches
Kopain 60 rue du Faubourg Poissonnière, 75010 Paris
Benoit Castel 150 rue de Ménilmontant, 75020 Paris

Crédit photo : Poilâne.

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