Les demi-mondaines, instagrameuses du XIXe siècle

Deux collaborateurs d’Infrarouge, Judith Spinoza et Raphaël Turcat, sortent le livre Les Héroïnes du plaisir – Splendeur et décadence de vingt demi-mondaines. L’occasion de parler de la place des femmes dans le Second Empire et la Belle Époque, de modernité, de libertinage, de jeux de pouvoir et d’un sujet qui n’a jamais été autant à la mode : le XIXe siècle.

Alexandre Desnoyers

Qu’est-ce qu’une demi-mondaine ?

Raphaël Turcat : C’est une figure typique du Paris du XIXe siècle : des femmes qui monnaient leurs charmes auprès des puissants de l’époque. Pour parvenir à leurs fins, elles font preuve d’une volonté tenace, d’un sens de l’entregent diabolique et d’une culture qui leur permet de tenir salon. Elles ont beau venir pour la plupart de la plus basse extraction, elles vont devenir les maîtresses et les muses des plus grands industriels et commerçants – Aristide Boucicaut, Ernest Cognacq –, hommes politiques – Napoléon III, Gambetta, Clemenceau –, artistes – Alexandre Dumas, Octave Mirbeau, Théophile Gautier… Elles les rendent dingues, siphonnent leur argent, les poussent parfois au suicide !

Judith Spinoza : On les nomme aussi les grandes horizontales, les lionnes ou les biches. Ce sont surtout des héroïnes modernes qui bouleversent la hiérarchie des classes et la condition de la femme.

Qu’est-ce qui vous a séduit chez elles pour vous donner envie d’écrire ce livre ?

J. S. : Plus que des courtisanes, ce sont des femmes libertaires et excentriques qui ont su à la fois faire de leur vie un roman et promouvoir la cause des femmes. Un cocktail détonnant ! L’argent, qu’elles gagnent en proposant leurs charmes, n’est qu’un moyen pour vivre d’une façon aussi indépendante qu’un homme et, en même temps, comme des femmes libérées qui cherchent une vie superlative. Les paroles de la Belle Otéro, danseuse espagnole – « L’existence ardente et tumultueuse n’est-elle pas le désir secret des médiocres vies bourgeoises ? » – ou celles de Lola Montès – « Je n’ai pas envie de posséder le monde, j’ai envie de le changer, et que cela fasse un peu de bruit autour de moi » –, disent tout de leur quête.

L’une de leurs caractéristiques, c’est d’avoir chacune une devise qui résume leur esprit frondeur…

J. S. : En effet. Les grandes horizontales ont repris le principe des dames du monde en adoptant pour la plupart une devise qui expose leur vision de la vie. J’adore « À ma guise » de Liane de Pougy, qui aurait pu d’ailleurs être le titre de notre livre tant ce bon mot résume l’esprit des demi-mondaines. Il y a aussi « Ego » de Valtesse de la Bigne, la papesse des grandes horizontales, ou le « Je suis celle qui fait ce qui ne se fait pas » d’Émilienne d’Alençon.

Le hic, c’est qu’elles finissent toutes très mal…

R. T. : Pas toutes mais, pour la majorité, oui, le passage des 40 ans sonne la fin de leur « règne ». Elles ont vécu dans un faste inouï alors qu’elles sont issues de parents misérables, parfois violents, souvent alcooliques. Et puis, quand elles se fanent, les « soutiens » se font plus rares, les invitations aux grands raouts plus espacées, les contrats au théâtre ou dans les cirques inexistants. Là, la descente se fait par paliers et ça se finit souvent dans la misère, comme Céleste Venard, devenue comtesse de Chambrillan, qui échoue dans un minuscule cloaque passage de l’Opéra et qui meurt dans une maison de retraite, une bouteille de vin à la main.

Les demi-mondaines d’hier sont-elles les escort girls d’aujourd’hui ?

R. T. : Non, c’est là où leur histoire prend une ampleur passionnante : ce sont des influenceuses puissantes qui, malgré leur égoïsme, ont beaucoup œuvré pour la place de la femme. On pourrait même dire que les demi-mondaines sont les Instagrameuses du XIXe siècle ! D’abord, elles font preuve d’une science de la communication incroyable pour l’époque : elles ont compris la force de l’image en distribuant des cartes postales où elles posent dénudées, des cartes postales également diffusées dans les kiosques et qui connaissent un énorme succès auprès du grand public. Ensuite, elles ont des relais médiatiques, comme le journal Gil Blas, qui leur permettent de tenir les lecteurs au courant de leurs frasques – bals, théâtres, ragots, procès… Surtout, elles osent tout. Céleste de Pibrac pratique assidument le sport et achète des écuries de course, Virginia de Castiglione invente la photo de mode dans des mises en scène de dingue, la reine Pomaré inverse les rapports de force homme/femme sur les pistes de danse…

J. S. : En tant que premières influenceuses qui avaient tout compris du marketing, elles sont aussi des femmes de style parfois hasardeux comme pour la Païva, ou au contraire d’une élégance folle pour Liane de Pougy. Comme Cora Pearl, elles ont introduit l’art du maquillage et par extension celui de la beauté avec Lola Montès, pour laquelle « profusion n’est pas grâce », elles ont lancé les couturiers Worth, Poiret et même Chanel dont Émilienne d’Alençon est l’une des premières à porter les chapeaux. Enfin, elles ont participé à l’essor des grands joailliers de la place Vendôme, de Cartier à Boucheron, en se faisant offrir et en créant elles-mêmes de somptueuses parures.

Les demi-mondaines vous fascinent-elles ?

R. T. : Ce ne sont pas tant elles qui me fascinent que l’époque dans laquelle elles évoluent et la manière dont elles la transforment à la marge. Les demi-mondaines vivent leur splendeur un siècle après la révolution française et, malgré les transformations que cette période de l’histoire aurait dû engendrer, les rapports sociaux n’ont pas tant bougé que ça : les bourgeois sont les nouveaux aristocrates, la révolution industrielle et la nouvelle organisation du Paris d’Haussmann ne profitent qu’aux plus riches, il y a une nouvelle révolution tous les quinze ans… Ce n’est ni la liberté, ni l’égalité, ni la fraternité ! Les femmes, elles, sont encore les grandes perdantes de l’histoire, sauf les demi-mondaines. Ce sont des profiteuses éhontées mais par leur pugnacité, leur culot, leur punkitude presque, elles se faufilent au milieu du gratin et imposent leurs idées et leur loi. Ça se termine mal, certes, mais ça fait bouger les repères.

J. S. : À l’inverse, en tant que femme, c’est bien plus leur force libertaire que le cadre historique qui m’a séduite. Je les adore parce qu’elles sont impétueuses, outrancières et très modernes. Les demi-mondaines font du plaisir une notion civilisatrice. Elles sont capables de vivre de façon aristocratique – sans peur du lendemain, vivant sur la brèche des plaisirs – et elles ont sorti la femme de l’ombre. Elles ont ce que je nomme dans l’avant-propos de notre livre « l’intelligence du sexe ».


Les Héroïnes du plaisir – Splendeur et décadence de vingt demi-mondaines du XIXe siècle, Flammarion, 336 pages, 21 €.

Lire aussi : À lire, à boire et à manger

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